Extrait : Bob Marley et les Sex Pistols – La photographie musicale de Dennis Morris

Dans cet extrait de Dennis Morris : Music + Life, Sean O’Hagan explore le travail remarquable de l’un des plus grands photographes de la musique et de la culture noire.


Depuis ses premiers projets documentaires explorant la question raciale et l’identité en Grande-Bretagne jusqu’à ses portraits iconiques de légendes de la musique comme Bob Marley, les Sex Pistols ou Radiohead, Dennis Morris est considéré comme l’un des plus grands photographes de tous les temps dans les domaines de la musique et de la culture noire.

Arrivé au Royaume-Uni depuis la Jamaïque alors qu’il était encore enfant, dans les années 1960, Morris commence à photographier son quartier de Hackney, capturant la vie quotidienne de la classe ouvrière britannique avec une sincérité et une profondeur rarement vues dans les médias grand public de l’époque. À seulement 11 ans, sa passion pour la musique est déjà manifeste : il photographie des groupes à la sortie des salles de concert. À l’adolescence, il part en tournée avec Bob Marley.

Ses premiers travaux posent les bases d’un regard unique qui définira sa carrière — un regard ancré dans l’authenticité, la proximité et un instinct pour capturer à la fois les communautés sous-représentées qui l’entourent et les stars montantes de la musique en pleine lumière. Plus tard, ses images des Sex Pistols traduisent toute l’énergie brute et sans filtre du punk britannique.

Dans cet extrait du nouveau livre Dennis Morris : Life + Music, Sean O’Hagan revient sur la carrière de Dennis Morris dans l’industrie musicale, et sur la manière dont son œuvre a captivé le monde entier.


© Dennis Morris. Bob Marley, Lyceum Theatre, London, July 1975 B

 


À la fin des années 1970, Dennis Morris était, selon ses propres mots, « à l’avant-garde d’une nouvelle génération noire britannique dotée d’une double identité, d’une double culture ». À cette époque, il avait déjà documenté deux moments clés de la culture pop qui illustrent parfaitement cette dualité culturelle. Le premier fut l’ascension de l’icône mondiale du reggae, Bob Marley, que Morris suivit de près : il immortalisa la première tournée britannique du chanteur avec les Wailers en 1973, ainsi que sa performance désormais légendaire au Lyceum de Londres deux ans plus tard. Le second fut son reportage en immersion pendant la tournée britannique des Sex Pistols en 1977, alors que le groupe était au sommet de sa notoriété, en plein cœur du bouleversement musical et culturel que fut le punk.

Morris n’était qu’un jeune adolescent lorsqu’il fut invité par Bob Marley à documenter la tournée des Wailers, après avoir séché les cours avec son appareil photo pour attendre le groupe à la sortie des artistes du Speakeasy Club de Londres. Dans les semaines suivantes, il photographie le groupe sur scène, mais réalise aussi plusieurs portraits spontanés de Marley pendant les temps morts entre les concerts : en train de fumer dans une loge quelconque, se détendant dans le bus de tournée, examinant un ballon de football dans un magasin de sport. Ces images forment un portrait intime et de l’intérieur d’un jeune artiste au seuil du succès international, qui, avec le recul du temps, a acquis une résonance inévitablement douce-amère.


© Dennis Morris. Johnny Rotten, backstage at the Marquee Club, London, 23 July 1977

Le reportage de Morris sur la tumultueuse tournée des Sex Pistols en 1977 est d’un tout autre registre, même les moments relativement plus calmes dégagent une tension qui incarne parfaitement l’aura complexe et fascinante du groupe. Morris y saisit à la fois le chaos et la camaraderie d’un groupe pris dans l’œil d’un ouragan de scandale public et d’indignation morale. Le contexte : une panique nationale alimentée par la sortie, quelques mois plus tôt, de leur single ouvertement antimonarchique God Save the Queen, une provocation savamment orchestrée pour coïncider avec les célébrations du jubilé d’argent de la reine. Des concerts furent annulés à la dernière minute par des conseils municipaux paniqués, et le groupe fut contraint de se produire sous un autre nom : les S.P.O.T.S (Sex Pistols On Tour Secretly – Les Sex Pistols en tournée secrète).

Avec le recul, le témoignage visuel de Morris sur cette période explosive est jalonné de moments révélateurs qui mettent en lumière la dynamique interne complexe du groupe : l’altérité captivante du chanteur Johnny Rotten, perpétuellement blasé, et le nihilisme acharné et autodestructeur de son acolyte voué à une fin tragique, le bassiste Sid Vicious. (À posteriori, ces pseudonymes punk paraissent presque caricaturaux dans leur outrance.)

Dans un portrait en coulisses mémorable, Rotten – les yeux fermés, la bouche ouverte, les mains jointes sur l’entrejambe de son pantalon en cuir – semble en pleine dissociation après une performance particulièrement intense. Ailleurs, dans les portraits plus posés de Morris, il apparaît comme un performeur totalement conscient de la caméra, comme s’il percevait instinctivement son pouvoir à amplifier sa notoriété et affirmer son statut d’icône punk, charismatique et rebelle.


© Dennis Morris. John Lydon, photo shoot for Public Image: First Issue, 1978

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Il est intéressant de noter que Dennis Morris a souvent revendiqué l’influence formatrice de photographes tels que Henri Cartier-Bresson et Robert Capa plutôt que de ceux qui se sont consacrés au monde de la musique avant lui. Ses longues périodes de collaboration avec Bob Marley puis John Lydon (dit Rotten) signalent cependant une approche plus fluide, mêlant pratique du reportage, du portrait et du documentaire. Elles reposent aussi sur la faculté du photographe à établir une relation assez étroite avec ses sujets pour pouvoir en proposer une image authentique sur une période prolongée. L’amitié et la relation de travail qu’il noue avec Lydon en sont une bonne illustration. La « double culture » dont Morris devait parler plus tard, et qu’il négocia habilement durant un temps, étant l’un des rares photographes noirs de la scène musicale en Angleterre, caractérisait aussi le fils d’immigrants irlandais qu’était Lydon, mais dans un sens différent. C’étaient son amour et sa connaissance approfondie du reggae qui l’avaient attiré à l’origine vers Morris, dont il avait découvert les photographies dans la presse musicale. Originaire de Finsbury Park, dans le nord de Londres, Lydon avait dès le milieu des années 1970 été intéressé par la musique reggae roots, y voyant un antidote à la vacuité de la musique pop de l’époque et aux prétentions baroques du rock progressif. Pour Morris, qui avait quitté la Jamaïque enfant et avait ensuite vécu dans le quartier de Hackney, dans l’est de Londres, le reggae faisait partie de l’air même qu’il avait respiré en grandissant, en se mêlant aux blues parties qui pouvaient durer de l’aube au crépuscule ou en vibrant aux pulsations des sound systems qui faisaient trembler les fondations de clubs légendaires come The Four Aces à Dalston.


Source : thamesandhudson.com