Les vies multiples de Lee Miller

« Je n’arrête pas de le dire à tout le monde : ‘Je n’ai pas gâché une seule minute de ma vie’ ».

Des couvertures de Vogue aux bals surréalistes en passant par son amitié avec Picasso, la vie incroyablement variée de Lee Miller a été une successions d’expériences remarquables en tant que photojournaliste, photographe et mannequin.


Image de couverture : Lee Miller portant un casque spécial emprunté du photographe de l’armée américaine , Don Skyes (Sergent). Normandie, France, 1944. © The Penrose Collection, England 2015. All rights reserved. www.leemiller.co.uk. Featured in ‘Lee Miller: A Woman’s War’.

Crépuscule des années folles à Paris : Lee Miller, alors déjà photographe et mannequin, est en apprentissage chez Man Ray, principalement occupée à développer des négatifs dans la chambre noire. C’est lors de la rencontre fortuite avec une souris que, surprise par sa présence, la photographe alluma la lumière, exposant ainsi les négatifs et créant une nouvelle technique : la solarisation, dans laquelle l’obscurité et la lumière sont inversées, qui deviendra ensuite prédominante dans la photographie surréaliste.

Mais pendant une grande partie des années 1920 et 1930 c’est surtout grâce à son image et à son travail de mannequinat que Lee Miller se fait connaître du grand public. Née à Poughkeepsie, New York, en 1907, elle apprend à poser dès son plus jeune âge en tant que modèle de son père Théodore, ingénieur en mécanique et photographe amateur. Puis, en 1927, une rencontre fortuite à Manhattan avec l’éditeur américain Condé Nast lance officiellement sa carrière de mannequin professionnelle.

Avec sa taille, son profil affirmé et ses cheveux blonds courts, elle incarnait la « fille moderne » des années 1920. Elle fait les couvertures de magazines de mode tels que Vogue américain en mars 1927 et devient rapidement le mannequin fétiche d’Edward Steichen. Lorsqu’elle s’installe à Paris, en 1929, son charme fascine également la foule des artistes modernistes habitant la capitale : Pablo Picasso, Jean Cocteau, Meret Oppenheim et Paul Éluard étaient parmi ses amis et admirateurs, mais c’est avec Man Ray qu’elle a forgé le partenariat romantique et créatif le plus déterminant. Les photographies du couple dont Neck, Portrait de Lee Miller, comptent aujourd’hui parmi ses œuvres les plus mémorables et parmi les images les plus frappantes du mouvement surréaliste.


Picasso et Lee Miller dans l’atelier du peintre lors de la libération de Paris. Août 1944 (Photo de Lee Miller NC0002-1). © Lee Miller Archives, England 2021. All rights reserved. www.leemiller.co.uk. Featured in ‘The Lives of Lee Miller’.

Le succès de Lee Miller en tant que mannequin a toujours coexisté avec une vive curiosité pour la création et le développement d’images. Comme elle l’a dit elle-même, «Je préfère prendre une photo qu’en être une». C’est à son père Theodore qu’elle doit ses connaissances en photographie, rapidement perfectionnées en travaillant aux côtés de Man Ray à Paris, étant tout aussi à l’aise avec les techniques expérimentales qu’avec les normes rigoureuses de la chambre noire. Après neuf mois d’apprentissage, elle commence à réaliser ses propres commissions puis, en 1932, elle retourne à New York pour créer le Lee Miller Studio.

Son atelier vante rapidement une liste de clients fortunés, dont Elizabeth Arden, Helena Rubenstein et Saks Fifth Avenue. Les photographies de Lee Miller commencent à être exposées par des galeristes tels que Julien Levy mais aussi dans des expositions collectives telle l’International Photographers au Brooklyn Museum et personnelle comme celle de 1933. Mais le succès importe moins à Lee Miller que l’aventure. C’est ainsi qu’n 1934, elle remballe l’atelier et part pour le Caire avec son nouveau mari, l’homme d’affaires et ingénieur égyptien Aziz Eloui Bey.

Au Caire elle étudie pendant trois ans la chimie et l’arabe, voyageant dans le désert et défiant catégoriquement tous les dogmes conventionnels du mariage et de la vie domestique. « Je suis nulle en ménage”, écrivait-elle à son frère Erik, je ne m’en soucie pas.» À ses parents, elle demande « Si par accident ou par dessein divin ou humain, je mettais au monde un enfant, pourrais-je le garer en Amérique ? – pendant plusieurs années – c’est un sacré endroit ici pour les petits bébés – en plus ça m’ennuierait.»  C’est aussi à cette même période que Lee Miller s’éloigne de la photographie, à l’exception importante de Portrait of Space, un paysage pris près de Siwa en 1937, qui a été exposé à Londres l’année suivante et qui est souvent cité en tant que source d’inspiration pour Le Baiser de Magritte.

En 1937, blasée par la vie au Caire et séjournant de plus en plus régulièrement en Europe, elle rencontre lors d’un bal costumé surréaliste à Paris, le peintre et conservateur britannique Roland Penrose. Véritable coup de foudre, le couple vivra et voyagera ensemble jusqu’en 1939, année de l’invasion de la Pologne par Hitler. Brusquement, la fête était finie.

Plutôt que de rentrer aux États-Unis, Lee Miller et son mari décident alors de retourner en Angleterre. D’après le témoignage de leur fils Anthony, « ils ont traversé le pays traversant des villages où les cloches des églises sonnaient tocsin et les routes étaient bloquées par des paysans emmenant leurs chevaux dans des camps de réquisition de l’armée ». Ils ont laissé leur voiture à Saint Malo et ont voyagé en ferry jusqu’à Southampton, puis en train jusqu’à Londres accompagnés par le « gémissement des sirènes anti-aériennes ».

C’est alors que Lee Miller reprend contact avec le milieu artistique pour retrouver son travail de photographe. Loin du circuit pendant près de cinq ans, la tâche ne fut pas des plus simples et lui demanda une certaine persévérance. Après quelques premières missions peu gratifiantes, c’est le livre de photographie Blitz, Grim Glory: pictures of Britain under fire, publié en 1941, à réactiver son élan créatif, mélange convaincant de photographie poétique, surréaliste et documentaire.


Deux femmes allemandes assises sur un banc dans un parc entouré d’immeubles en ruine, Cologne, Allemagne, 1945. Photo de Lee Miller © Lee Miller Archives, England 2015. All rights reserved. www.leemiller.co.uk. Featured in ‘Lee Miller: A Woman’s War’.

En juillet 1944, six semaines après la bataille Operation Overlord, Lee Miller part pour la Normandie pour le British Vogue. La mission consistait à réaliser un reportage sur des infirmières travaillant dans un hôpital d’évacuation, mais cinq jours plus tard elle avait rassemblé trente-cinq rouleaux de film et des notes de dix mille mots : c’était le début d’une puissante période de journalisme. Sa prose était vive et viscérale, capturant à la fois l’urgence et la morosité du conflit – les « figures sales et échevelées » des blessés ou la ville dévastée de Saint Malo où « les mouches et les guêpes faisaient des allers-retours dans des voûtes souterraines aux effluves de mort et de misère amère ».


Bombardement de la citadelle de Saint-Malo, France 1944 (Photo de Lee Miller 5918-55R6). © Lee Miller Archives, England 2021. All rights reserved. www.leemiller.co.uk.

Lee Miller poursuit son travail de documentariste avec les reportages de Vogue, offrant aux lecteurs des témoignages puissants de la libération de Paris, de la bataille d’Alsace et des horreurs de Buchenwald et Dachau. À de nombreuses reprises, elle partage son travail avec le photographe de Life David Scherman, à l’origine du cliché célèbre et surprenant de Lee Miller dans la baignoire de l’appartement d’Hitler à Munich.


Lee Miller dans la baignoire d’Hitler. Prinzregentenplatz 37, Muncih, Allemagne, 30 avril 1945 (Photo de Lee Miller et David E. Scherman). © Lee Miller Archives, England 2015. All rights reserved. www.leemiller.co.uk. Featured in ‘Lee Miller: A Woman’s War’.

Tout cela était bien loin de l’époque où Lee Miller travaillait pour Saks Fifth Avenue ou fréquentait les bals surréalistes. Désormais elle s’habillait en uniforme de combat, plus que jamais déterminée à photographier les atrocités et à « documenter la guerre et fournir une preuve historique ». «Je vous implore de croire que c’est vrai», a-t-elle supplié la rédactrice en chef Audrey Withers, lors du dépôt de ses photos de Dachau.

Mais les séquelles de ce travail de guerre furent conséquentes. À son retour en Grande-Bretagne, Lee Miller souffre de graves épisodes de dépression et de SSPT et devient dépendante de l’alcool et des somnifères. En 1946, âgée de 40 ans, elle tomba enceinte de Penrose; leur fils Anthony naît en septembre 1947. En 1949, le couple déménage à Farley Farm House dans l’East Sussex, dans une demeure qui deviendra ensuite un lieu de pèlerinage créatif pour de nombreux artistes de l’époque tels que Picasso, Dorothea Tanning, Eileen Agar et Henry Moore.

Malgré qu’elle continue sporadiquement à collaborer avec Vogue, Lee Miller a très vite développé, selon son fils, un rapport conflictuel avec son apparence vieillissante et s’est progressivement éloignée de la caméra, préférant se tourner vers la cuisine, comme exutoire créatif. Son style culinaire était, comme tout ce qu’elle avait créé auparavant, unique, excellent et imaginatif avec des spécialités aux noms excentriques telles que “Muddles Green Green Chicken” et “Persian Carpet”.

Lee Miller décède d’un cancer à l’âge de 70 ans en 1977. Tout au long de sa vie, elle a consacré peu d’énergie à l’autopromotion, mais son héritage de pionnière perdure : en tant que femme aux vies multiples, de modèle et muse en artiste, photojournaliste, correspondante de guerre et cheffe gourmet, elle n’a jamais cessé de vivre toutes les expériences qui se présentaient à elle avec à la fois un fort esprit d’aventure et une sincère introspection. « Je n’arrête pas de le dire à tout le monde : ‘Je n’ai pas gâché une seule minute de ma vie’ », a-t-elle écrit un jour “- mais je sais, maintenant, que si c’était à refaire, je serais encore plus libre dans mes idées, avec mon corps et mes sentiments».


Texte d’Eliza Apperly


Source : thamesandhudson.com